Céline Guarneri

Desencuentro

Cette nouvelle a été classée finaliste du Grand Prix Hiver 2016 de Short Édition.

Tahnee regardait le soir tomber sur les arbres de la Friesenstrasse dans le quartier de Kreuzberg. A la grande stupéfaction de tous ses amis, elle avait choisi Berlin sans hésiter une seconde pour passer ses quelques semaines de vacances d’été. Elle venait d’achever ses études d’infirmière et avait envie de souffler un peu avant de commencer sa « vie d’adulte » comme elle disait. Elle avait vingt-quatre ans et la vie devant elle. Elle n’aurait jamais cru pouvoir prononcer mentalement cette phrase sept ans plus tôt. Quand on lui avait annoncé le vingt-et-un octobre 2011 qu’elle allait être greffée du cœur, elle avait d’abord pleuré de joie et crié de soulagement dans la chambre d’hôpital où elle végétait. Elle n’en pouvait plus de chercher chaque bouffée d’oxygène avec des nœuds d’encordements et un baudrier dans la gorge, comme si sa respiration était une paroi escarpée à escalader. Elle voulait tellement vivre pour embrasser un garçon qui lui briserait le cœur. Contrairement à ses copines qui pleurnichaient à chaque rupture, elle s’en réjouissait. Si elle avait le cœur en mille morceaux, c’était bien la preuve qu’il palpitait, qu’il s’affolait, qu’il existait ce cœur ! Passé le moment d’euphorie, elle avait réalisé que quelqu’un avait dû mourir pour qu’elle puisse recevoir l’organe qui lui permettrait de mener la vie d’une jeune femme ordinaire. Elle avait culpabilisé et avait insisté pour connaître l’identité du donneur. Elle voulait remercier sa famille, mais les équipes soignantes avaient fait barrage.


Photo © Alexandra Mondou-Astic

Elle l’avait pourtant su. Petit à petit. De l’intérieur de son corps. Elle avait commencé à rêver d’une petite fille qui s’amusait dans les couloirs immenses et silencieux d’un musée. Elle s’arrêtait toujours devant le même tableau. Une toile du XVIIème siècle de Pierre de Cortone montrant César qui rendait à Cléopâtre le pouvoir qui lui avait été confisqué par sa sœur Arsinoé IV. La première année après l’opération, tout se passa normalement. Tahnee n’était focalisée que sur l’immense cicatrice qui lui barrait la poitrine. Une vraie fermeture éclair qui la complexait tellement qu’elle portait des cols roulés été comme hiver. La deuxième année, un soir de juillet, tandis qu’elle se promenait avec sa sœur sur les quais du Rhône, elle entendit une drôle de musique. Elle s’approcha des danseurs qui évoluaient pieds nus dans l’herbe et son cœur lui avait parlé. Mais pas au sens figuré. Elle avait véritablement entendu une voix de femme lui dire de s’avancer et d’enlever ses chaussures pour aller se glisser dans l’abrazo. Elle ne savait même pas ce que ce mot signifiait. Elle ne parlait pas un mot d’espagnol. Cette musique, ces pas, ces visages lui semblaient pourtant familiers. C’était un tango. Elle se sentait en terrain connu. Aussi à l’aise en jupe et en talons qu’un rugbyman sur un trapèze, elle détestait d’ordinaire toute forme de danse. A partir de ce moment, les impressions de déjà-vu ne cessèrent de se multiplier. Même dans cette ville inconnue d’Allemagne, elle était en proie à ces petits vertiges annonciateurs du flash ; cette chaleur au creux des épaules et à la base de la nuque qui se diffusait ensuite dans tout son corps. Elle avait dévoré toute la littérature qui existait sur les greffes et sur la transmission des souvenirs du donneur à travers la transplantation d’organes. Le corps possédait une mémoire cellulaire et Tahnee récupérait apparemment celle du cœur de la personne à qui il appartenait autrefois. Après l’épisode du bal en plein air, elle avait écouté à nouveau du tango pour voir ce que cela produirait dans son corps, dans son cœur, dans sa tête. Elle avait été bouleversée, les tripes remuées par une main de satin. Elle avait visionné des centaines de vidéos de danseurs sur Internet et sans qu’elle sache pourquoi, elle s’était arrêtée sur celle d’un couple de danseurs berlinois. Elle avait pris ses billets pour Berlin le lendemain.

Elle avala d’un trait le reste de son café crème. Elle était arrivée deux jours plus tôt dans cette ville et elle avait déjà ses petites habitudes. Elle prenait toujours son petit-déjeuner dans cette boulangerie-café appelée le Brezel Bar. Le serveur était adorable. Il avait compris qu’elle était française et lui disait toujours « Voilà pour vous », avec un petit accent délicieux. L’homme assis en face d’elle avait relevé la tête et lui avait souri. Il avait un appareil photo de professionnel et triait des photos en jetant de temps en temps des coups d’œil dans sa direction. Ils n’étaient pas suffisamment discrets pour que Tahnee ne les remarquât pas. Elle jubila intérieurement en se disant qu’elle réussissait à plaire avec une balafre sur le torse. Elle assumait aujourd’hui sa cicatrice et la portait même comme un trophée. C’était sa victoire sur la mort. En se regardant dans la vitre du café, elle s’aperçut que le petit débardeur beige qu’elle portait était légèrement transparent et laissait deviner son soutien-gorge. Elle entendit un petit clic et comprit que l’homme assis un peu plus loin venait de prendre une photo. Elle ne savait pas comment réagir. Et elle avait un handicap majeur : elle ne parlait pas un mot d’allemand. Comment lui faire comprendre d’effacer le cliché ? Elle allait devoir gesticuler dans tous les sens. Le temps de réfléchir à son mode opératoire, l’homme s’était levé et marchait d’un bon pas en direction du haut de la rue. Tahnee vit qu’il avait oublié des photos sur la table. Elle s’en empara et lui courut après. Arrivée à sa hauteur, elle s’adressa à lui avec une articulation exagérée et une diction plus que ridicule.
— Vous avoir oublié ça. Moi vous rendre photos, mais vous, devoir effacer photo de moi, s’il vous plaît.
A sa grande surprise, il lui répondit en français dans un grand éclat de rire :
— Je ne les ai pas oubliées. Je vous les ai offertes, ces photos.
Tahnee rougit jusqu’aux oreilles et bafouilla pour le remercier.
— Je m’appelle Rudy, dit-il en lui tendant la main.
— Moi c’est Tahnee, répondit la jeune femme en acceptant son geste de salut.
— C’est un joli prénom. Ici, on ne se fait pas la bise comme en France. On se prend dans les bras quand on se connaît bien, sinon on se serre la main.
— Je viens d’arriver, je n’ai encore touché personne. Merci pour le tuyau. Vous êtes photographe ?
— J’essaie de l’être oui, même si ça ne me nourrit guère. J’ai bien essayé de faire autre chose, mais je dois reconnaître que je suis vraiment un mauvais chauffeur de taxi, un mauvais vendeur de bretzels et un mauvais professeur de français. Et vous, que venez-vous faire à Berlin à part manger des bretzels et boire un café crème à onze heures depuis deux jours ?
— Vous m’avez vue hier ? Je n’ai pourtant pas le souvenir de vous avoir croisé ?, s’inquiéta Tanhee.
— J’habite juste là, la rassura-t-il l’œil rieur en lui montrant le balcon situé au troisième étage à l’angle de la rue. On a une vue imprenable sur le Brezel Bar. Je vous avais déjà capturée dans mon objectif.

Tahnee lui demanda si elle pouvait regarder les photos qu’elle avait encore entre les mains.

— Je vous l’ai dit, elles sont à vous. Et si on se tutoyait, ça serait plus sympa ?

Les photographies étaient sublimes. Elles représentaient des danseurs de tango, mais contrairement à toutes les photos de jetés de jambes spectaculaires et de belles robes fendues que Tahnee avait vues jusqu’à présent, elles avaient immortalisé les expressions et les mouvements de gens ordinaires. Certains hommes portaient des jeans, d’autres des pantalons en toile. Les femmes étaient vêtues tantôt de belles robes, tantôt de sarouels. Ces gens-là n’avaient pas des visages graves ni sévères. Ils souriaient. Ils donnaient l’impression d’être en paix avec eux-mêmes, protégés par la lumière qui faisait scintiller la sueur sur leurs épaules.
— J’aime beaucoup ce que tu fais. Tu danses le tango ?, se renseigna Tahnee, toujours curieuse de tout ce qui se rapportait à cette danse.
— Je l’enseigne dans un studio de danse qui se trouve à quelques stations de métro d’ici. Tu as envie d’essayer, nous avons des ateliers de découverte toute l’année ?
— Je voulais justement profiter d’être ici pour faire des choses que je n’ai jamais faites.
— Tu n’as qu’à venir ce soir à la milonga. Je donne un cours juste avant. Accepter l’invitation d’un inconnu, je parie que ça non plus tu ne l’as jamais fait ?
Les yeux de Tahnee s’écarquillèrent et s’illuminèrent comme si on lui avait annoncé qu’elle avait gagné un an de macarons gratuits, une Ferrari et des robes griffées Elie Saab.
— Non, en effet. C’est incroyable cette coïncidence !, s’émerveilla Tahnee.
Rudy écrivit l’adresse de l’école de danse au dos de l’une de ses photos avec son numéro de portable.
— A ce soir, alors, Tahnee.

Il la laissa plantée au milieu de la rue, ses photos dans une main, et une joie immense et inattendue dans l’autre. Il y a des liens qui se tissent bien avant les rencontres. Celui qui reliait Rudy et Tahnee était coincé entre la veine cave supérieure et l’artère pulmonaire. Mais elle ne le savait pas encore. Tahnee arriva au rendez-vous avec une heure d’avance. Elle se posta dans un café en face pour ne pas se faire repérer. Elle ne voulait pas passer pour la touriste seule et sans aucune activité qu’elle était pourtant. Quand elle vit Rudy pénétrer sous le porche, elle frappa dans ses mains comme une gamine. Les clients du bar se retournèrent tous, croyant qu’ils avaient affaire à une jeune femme atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette. Tahnee paya sa consommation et sortit du bar en courant. Elle réalisa soudain qu’elle n’avait pas de chaussures pour danser et qu’elle était vêtue du même jeans que celui qu’elle portait un peu plus tôt dans l’après-midi. Elle entra sans faire de bruit dans la salle de danse. Rudy l’aperçut et lui fit signe de s’approcher. Il lui souhaita la bienvenue en allemand. Face à sa mine dubitative, il renouvela son mot d’accueil en français. Tahnee le remercia enfin en souriant un peu niaisement. Il commença le cours et laissa les habitués s’entraîner deux par deux pour revoir les pas et les figures qu’ils avaient travaillés ensemble la semaine précédente. Il s’approcha de Tahnee. Le soleil était en train de se coucher. Un rayon traversa l’immense baie vitrée et vint éclairer au passage la joue de la jeune fille. Rudy esquissa un large sourire. Tahnee le lui rendit. Rudy savait ce qui était contenu dans ce sourire, mais Tahnee, elle, l’ignorait encore.
— A nous deux, jolie fleur, lui dit-il simplement.
Jamais personne ne l’avait appelée ainsi auparavant, et pourtant, ce surnom lui semblait familier. Le déjà-vu s’invitait sur le parquet.
— Tu veux venir dans mon abrazo ?, lui demanda Rudy.
— Je n’ai jamais dansé, paniqua Tanhee.
— Je pourrais te dessiner sur une feuille des mouvements de pas, mais un abrazo, la coexistence harmonieuse des deux axes des danseurs, il n’y a pas de plans ou de schémas pour aider à saisir cela. Ton corps possède un centre, là (il posa sa main sur son plexus solaire). C’est de là que tout part. Tu t’étires vers le ciel et tu t’ancres en même temps dans le sol. Comme si tu voulais t’asseoir sur une chaise, mais sans t’asseoir. C’est comme visiter une ville en fait. Tu peux bien lire tous les guides que tu voudras et étudier tous les plans, tu ne connaîtras pas la ville. Tant que tu ne l’auras pas parcourue avec tout ton corps, tu ne pourras pas dire que tu connais l’espace des parcs, des avenues, des immeubles. Danser le tango, c’est la même chose. Ça s’explique avec des mots jusqu’à un certain point, et ça se vit surtout avec tout son corps, son cœur et son âme.
— Et quand on a le cœur d’une autre, comment on fait ?, lui demanda malicieusement Tahnee, étrangement en confiance avec cet homme d’une trentaine d’années.
— Quand on a le cœur d’une autre, on a en soi deux vies. On sourit car on se souvient qu’une autre femme a pu renaître, un jour, grâce à un tango. Tu ne vas plus jamais cesser de renaître, maintenant, tu verras. Regarde-toi, lui dit-il en la positionnant face à l’immense miroir de la salle. N’oublie jamais cette fille, elle vient de naître une seconde fois.

Rudy fit signe au DJ de lancer la musique et il accueillit Tahnee dans son abrazo. Les premières notes d’un morceau magnifique intitulé « El violin de becho » envahirent l’air. Il aida la jeune femme à positionner sa main sur le haut de son bras et à garder son autre bras bien à la verticale face au sien. C’est ainsi que Tahnee dansa son premier tango à Berlin et qu’elle ferma les yeux contre l’épaule d’un homme. Et son cœur fit boum, boum, boum. Comme elle en rêvait quand elle avait quinze ans.

Assis sur le bord de la piste, un verre de bière à la main, un homme les observait en souriant. Cette scène lui rappelait un lointain souvenir. Du temps où il était Capitaine de police en France. Du temps où il ne savait pas encore qu’il était père et qu’il se moquait de ces gens qui dansaient le tango toute la nuit. Lui aussi, à présent, marchait sur le tapis de la nuit au rythme des valses et des milongas. Il aimait sentir le matin dévorer, impatient, l’empreinte de ses pas encore chauds de l’éclat des ochos, des pivots, des barridas et des sacadas. Son escapade à Madrid s’était finalement transformée en un séjour de deux ans à Buenos Aires. Il avait appris à danser le tango dans les ruelles de la belle portègne. Là-bas, son âme s’était miraculeusement remplie à nouveau. Par le plus heureux des hasards, il avait croisé Rudy qui faisait une escale pour un grand festival. Il n’était repassé par la France que pour régler son déménagement, sa démission officielle de la police, embrasser son fidèle ami Richard et demander à Amalia de le suivre en Allemagne. A sa grande surprise, elle avait accepté sans hésiter. Aujourd’hui, elle sauvait toujours des vies. Lui, il philosophait et gérait l’intendance de l’académie de danse au son des tangos de toutes les époques. La vie, ça peut être d’une simplicité désarmante et incompréhensible, parfois. Rudy lui avait proposé d’agrandir la structure. Tony savait qu’il était doué. Il était devenu plus joueur depuis l’Argentine. Il avait donc décidé de parier toutes ses économies sur le projet du jeune danseur prodige. L’école jouissait aujourd’hui d’une réputation internationale. L’enquête sur les disparitions ne fut jamais élucidée. L’éboulement avait été trop important pour exiger de la terre qu’elle rendît ceux qu’elle avait ensevelis. Tony avait commencé à comprendre beaucoup de choses en écoutant un vieil argentin fredonner un tango intitulé « Desencuentro ». Le chanteur lui avait expliqué qu’il en fallait des desencuentros dans une vie. Ça faisait partie du voyage. Tony ne savait toujours pas vraiment comment on traduisait ce mot qui n’avait aucun équivalent en français, mais il en saisissait désormais le sens.
Expérimenter un desencuentro, c’est regarder sa vie depuis le trottoir d’en face. On est au bon endroit au mauvais moment ou au mauvais endroit au bon moment. Toutefois, malgré les loupés, quelque chose se grave subrepticement en nous. Une envie d’aller voir ce qui se passe sur le trottoir d’en face, justement. Il faut parfois beaucoup de rencontres qui n’aboutissent pas pour créer la vraie rencontre, la seule d’ailleurs qui importe vraiment : celle avec soi-même. Et quand on a atteint ce centre, on ne perd plus jamais l’équilibre. Ce vieil homme ne lui avait pas seulement appris ce qu’il savait. Il lui avait appris bien plus. Il lui avait donné à enlacer ces choses que l’on ne sait plus ou que l’on oublie trop vite. Tony sortit la photo de Camille qu’il conservait toujours dans la poche intérieure de sa veste. Il sourit. Sa fille était morte dans un accident de voiture sept ans plus tôt. De petits bouts d’elle continuaient pourtant à vivre dans d’autres corps. Quand le tango fut achevé, Rudy fixa un instant la cicatrice de Tahnee et lui dit :
— Tu sais ce que j’ai dit un jour à cette femme merveilleuse qui a appris dans un tango à respirer à nouveau, à s’aimer et à ne plus avoir peur ?
— Non, murmura Tahnee pour ne pas briser la beauté du silence qui enveloppait l’après-tango.
— Je lui ai dit un jour ce qu’un sage m’avait dit à Bangkok : « Si quelque chose ne va pas dans ta vie, fais un demi-tour, donne de l’espoir et danse un tango ; les choses s’arrangeront ». N’oublie pas de pivoter, Camille.
— Pourquoi m’avez-vous appelée Camille ?, le questionna Tahnee, soudain suspicieuse.
— Parce que je voulais remercier une amie chère à mon cœur d’avoir tenu sa promesse à sa manière et d’être venue me rendre visite à Berlin. Oublie les questions maintenant. Vis simplement toutes les belles réponses que t’offre la vie sans que tu t’en aperçoives, jolie fleur. Et danse encore un tango. Puis encore un autre. Et un autre. Le tango fera de toi un être entier et vivant. Tellement vivant. Danse un tango qui rugit qui tu es.

Au moment où Tahnee ferma à nouveau les yeux pour mieux se concentrer, le ciel se mit à pleurer avec violence. De grands fils tombés des nuages tissaient une harpe gigantesque de matière aquatique, transformant tout déplacement en un voyage dans une cage de gouttes suspendues. Le ciel pleurait tout ce que les hommes étaient incapables de cracher hors de leurs yeux fiers et repus de certitudes. Ils auraient dû savoir pourtant qu’au fond de la peine, on trouvait parfois ce qui valait la peine. D’être dit, d’être vécu, d’être fait, d’être perdu et d’être retrouvé.

Ceux qui dansent le tango les yeux fermés dans les bals du monde entier racontent qu’ils aperçoivent parfois, en les rouvrant, la silhouette d’une jeune femme qui joue à cache-cache avec l’aube et qui leur glisse au creux de l’oreille :
— Vivez, vivez légèrement, aimez, aimez passionnément, dansez, dansez amoureusement, du lever au coucher du tango...