Céline Guarneri

Noir Tango Quai Rambaud

Le monde fleurit par ceux qui cèdent à la tentation

(Julien Gracq)

« - Une cigarette ?
- Non, merci, je ne fume pas.
- Tu ne fumes pas, tu ne bois pas ; à trente ans tu n’as aucun vice ma parole ?
- Pas ceux-là, c’est vrai, mais rassure-toi, j’en ai d’autres.
- Ah bon, lesquels ?
- Les hommes mariés. »

Mathilde avait avoué ce penchant inadmissible avec l’assurance et la sérénité de l’imperator romain à l’apogée de sa gloire. Le regard crucifié dans les yeux bleu acier d’un homme d’une quarantaine d’années assis à moins d’un mètre d’elle, elle reformula la réponse qu’elle venait de donner à son amie Clara.

« - Les hommes mariés aux yeux bleus. »

Mathilde s’était soudain drapée de ce détachement malicieux et radieux qui avait fait d’elle cette mutine que le bel Esteban avait ardemment désirée mais promptement écartée des chemins de sa destinée. Esteban détourna la tête avant de se lever et de quitter la milonga. Il ne connaissait que trop cette douceur volcanique et ce royaume fait d’étreintes empoisonnées où Thésée dans sa paume ne trouva jamais le fil de sa liberté. Il dort au creux des reins cambrés, dans les souffles mêlés, dans les noms prononcés qui glissent au travers des lèvres pincées. Saison contre saison, le cilice y apprend le sens du frisson, cette damnation des sens exacerbés où demeure l’odeur d'un secret capiteux. De ce royaume, Esteban savait qu’il ne restait au matin que le plus léger : le satin, des cheveux défaits et deux corps à demi apaisés. Au moment où Esteban referma la porte derrière lui, Mathilde sentit les veines du temps se dilater dans tout son corps, comme lorsque son amant prenait autrefois son pouls aux lèvres de sa soif de la posséder. Sept années s’étaient écoulées depuis leur liaison mais Mathilde n’avait rien oublié de leurs promenades, de leurs baisers, de leur rupture. Tout à l’heure, tandis qu’ils dansaient joue contre joue, Mathilde avait ressenti à nouveau ce séisme de joie et cette rafale de sensualité. Les visages abandonnés restent sous notre peau et nous débordent parfois ; de même que les mains que nous avons lâchées se pressent parfois dans notre main pour absorber les choses ou les écraser comme des éponges grandissantes. Les autres tangueros avaient désormais les yeux rivés sur elle. Mathilde sortit à son tour pour prendre l’air. Mais quel air était respirable ce soir ? L’air de Lyon ? C’était aussi son air à lui, celui de son épouse, celui de son fils. Pourquoi lui avait-il menti à l’époque ? Pourquoi lui avoir caché cette autre vie, ses autres amours ? Et elle, pourquoi lui avait-elle caché sa grossesse et la décision qu’elle avait dû prendre seule contre tous ?

Au moment de traverser le pont qui séparait l’Opéra de la place Maréchal Lyautey où il résidait, Esteban effectua une rapide vérification de la circulation. Il plongea instinctivement la main dans la poche de son manteau et y découvrit un petit morceau de papier plié en quatre. Il connaissait la provenance de ce message avant même de le lire. Il en ressentit un léger vertige. Cet imprévisible et indomptable vertige, fusion du doux et de l’amer de nos existences. « Rejoins-moi là où tu sais, ce soir vers minuit ». Il devait désobéir à cette injonction. Il s’assit au bord de l’eau pour passer en revue tous ces rendez-vous impossibles. Ces souvenirs étaient pourtant sans doute la seule sève susceptible de devenir cette encre d’une incomparable pureté avec laquelle l’homme rédigeait son testament de joie. Esteban était la proie de deux tentations contradictoires mais ne voulait céder à aucune. Devait-il s’enfuir loin de cette fille ou courir à sa rencontre ?

Tandis que Mathilde cheminait en direction du Quai Rambaud, le vent ajoutait, cruel et moqueur, sa morsure de froid à la meurtrissure intérieure d’un homme recroquevillé sur un banc de pierre.

Mathilde regarda sa montre pour la dixième fois en une minute. Il était à peine minuit moins cinq. Une ombre enveloppa soudain son attente. Il était venu. Esteban la saisit par la taille et l’enlaça de telle sorte que le buste de la jeune femme reposât entièrement sur le sien. Il engagea sa jambe en avant pour faire reculer sa partenaire et initia une série de petits pas et de ganchos. Ils dansaient sans musique. Ils n’en avaient pas besoin. La musique inondait leur monde depuis si longtemps qu’elle s’écoulait naturellement de chacun de leurs pas. En cet instant précis, Mathilde était plus que jamais convaincue que partout où nous effleure un vécu que la raison et l’intellect seuls ne suffisent pas à expliquer, nous ressentons quelque chose de ce domaine celé qui relie l’homme au divin. Lorsque l’horloge acheva de sonner les douze coups de minuit, les corps se détachèrent mais les désirs qui les parcouraient demeurèrent liés.

Qu’allaient-ils faire à présent ?

Probablement ce qu’ils avaient toujours fait au cours de toutes ces années. Laisser les fils de leurs existences s’emmêler pudiquement pour demeurer ensuite à jamais parallèles ? Abandonner leurs désirs sur ce quai comme un colis piégé ? Etre heureux enfin à la simple idée que l’autre, ainsi délesté de ces encombrants bagages que sont la nostalgie et la culpabilité, pourrait poursuivre quelque part sa trajectoire improvisée. A moins que la pelote de leur tendre complicité ne fût aujourd’hui entièrement dévidée et qu’il n’y ait plus ni fils ni colis piégé. Allaient-ils se parcourir de mots comme ils l’avaient fait autrefois ? En avait-il encore envie ? En avait-elle encore besoin ? Il l’observait en lui souriant timidement, immobile sur le quai. Parfaite symétrie des regards. Le banc de pierre constituait la médiane de ce lent et délicat effleurement des yeux qui se posent sur un corps. Esteban songeait en cet instant que Mathilde avait toujours été le sommet de ce triangle des hébétudes et précipitait dans les plis aériens de sa robe tant de certitudes. Quelques centimètres à peine les séparaient à présent l’un de l’autre. Si Mathilde avait tendu le bras, elle aurait pu poser sa main sur la joue de son amant d’autrefois, mais elle demeurait immobile. Si Esteban avait lui aussi délivré semblable geste de sa gangue de pudeur et d’inquiétude, il aurait pu effleurer la courbe voluptueuse des hanches de Mathilde, mais il n’en fit rien. Ils savouraient simplement à l’unisson le silence exquis de ce fossé poético-corporel. Mises ainsi en présence face à face, les lèvres semblaient se souvenir des conversations et des tendresses passées. Elles semblaient accomplir cette reconnaissance tacite dont l’éloignement avait volontairement protégé leur cœur durant si longtemps. Ils avaient tant aimé et compris le silence. Leurs silences avaient été d’ailleurs leurs plus belles respirations. De ces respirations qui accompagnent d’ordinaire les battements de paupières d’un sommeil souvent partagé. Mathilde et Esteban n’avaient jamais connu le bonheur de s’endormir et de se réveiller côte à côte, et pourtant, des années après leurs étreintes furtives, ils savaient encore respirer harmonieusement en présence l’un de l’autre. Une petite fille se leva du banc voisin où elle était assise depuis le début de la scène des retrouvailles. Esteban ne l’avait même pas remarquée, happé tout entier par la présence de Mathilde. L’enfant agrippa la main de Mathilde et lui dit simplement :

« - Maman, j’ai sommeil, je veux rentrer. »

Mon Dieu, quel âge pouvait-elle bien avoir cette gamine ? Sept ans ? Esteban sentit subitement tout son être se craqueler. Aussi étrange que cela puisse paraître, il chérissait pourtant déjà l’éparpillement qui avait suivi cette apparition. C’était une fissure précieuse qui venait de se créer en lui, une fissure dont il devrait prendre soin parce qu’elle lui faisait ressentir cette énigme et ce tremblement que Mathilde et lui avaient découverts ensemble. Cette fêlure ouvrait sur ce qu’il y a de plus inestimable et de plus essentiel en nos vies ; tout ce qui nous échappe : une brise inconnue, un présent inattendu, nos erreurs, nos faux-pas, nos renoncements, nos plus beaux mensonges. Mathilde venait encore d’ouvrir en lui une porte mais il ne chercherait pas cette fois à effacer de son cœur la chaleur de cet entrebâillement. Il fit un pas en direction de Mathilde et de sa fille, les bras grands ouverts, mais une douleur le contraignit à les ramener sur sa poitrine. Une fleur rouge s’épanouit dans son dos. Mathilde courut vers lui en hurlant. Il n’entendait déjà plus les cris, il n’entendait que le rire des péniches qui observaient paisiblement ce ballet d’amours endeuillées. Un brouillard oppressant l’envahit soudain mais il l’accueillit avec un soulagement vaporeux. Dans un dernier souffle, ses yeux emportèrent le scintillement de la Saône de l’autre côté des paupières et sa bouche s’endormit sur un « je t’aime ».

Du haut des marches qui menaient aux quais, Emma, l’épouse trompée, l’épouse justicière, avait succombé à la tentation de la vengeance. Elle s’avança en direction du corps inanimé. Soucieuse de protéger sa fille, Mathilde relâcha son étreinte, saisit l’enfant par la main et s’en alla se réfugier dans sa voiture. Emma s’agenouilla près de son mari et retourna l’arme contre sa tête en fredonnant les paroles d’un célèbre tango de Marvil et d’Elías Randal.

« Le tango se danse comme ça,
sentir au visage
le sang qui monte
à chaque cadence ;
pendant que le bras
comme un serpent
s’enroule à la taille
qu’il va briser.
Le tango se danse comme ça ! »

Cette argentine de quarante-deux ans était en effet bien placée pour savoir qu’un tango ne se danse qu’à deux, même à Lyon, quai Rambaud. La déflagration fendit l’air et anéantit les menus bruissements de la nature environnante. Le corps d’Emma s’affaissa sur celui d’Esteban comme un pantin désarticulé et le silence déploya à nouveau son étrange puissance d’apaisement. Si d’aventure vos pas vous portent quai Rambaud, vous croiserez sûrement une vieille dame qui écoute des airs de bandonéon et raconte que les nuits d’été deux ombres dansent encore un triste tango au bord de l’eau.