Céline Guarneri

Cette nouvelle a été primée dans le cadre de l'émission littéraire « Vol de Nuit » animée par Patrick Poivre d'Arvor, le 16 juin 2008.

Le héros en littérature

"Je suis née à la fin de ce siècle où les héros se rencontrent plus souvent dans les paquets de céréales à l’effigie des personnages de mangas que dans la rue. « - Mais non voyons, les héros ne sont pas morts, tout n’est pas permis, vertuchou ! », s’exclament les petits nuages optimistes qui parsèment encore le ciel des luttes en tout genre. A l’heure paisible où les lions vont boire, mon regard se pose sur ma bibliothèque. Je me lève, mon doigt parcourt avec malice et lenteur les rayonnages couverts d’ouvrages ; un peu comme un enfant jouerait à « Am stram gram ». Soudain, entre Le Docteur Jivago et Marelle, l’idée m’effleure de donner ce soir un atypique concerto pour héros. Je me prends à imaginer une danse de pages qui s’élèveraient en spirales colorées à la manière de ces rondes facétieuses que l’on retrouve dans les dessins animés de Walt Disney. De quel héros pourrais-je donc me faire l’hagiographe ? J’appelle mes sœurs pour leur soumettre ce cruel dilemme. Comment ne pas pousser Emma au suicide beaucoup plus avant dans le roman si je ne la choisis pas ? Oserai-je porter le fardeau de la culpabilité d’avoir privé ainsi le lecteur de Flaubert de pages capitales de la littérature française ? Et Ariane ? Et Solal ? Ne les offenserai-je pas et ne m’attirerai-je point les foudres de leur auteur si je les condamne au ban des oubliés ? Je songe alors à un passage de L’Homme révolté d’Albert Camus : "Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n'est ni plus beau, ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu'au bout de leur destin et il n'est jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu'à l'extrémité de leurs passions." Lasse d’écouter ma logorrhée, ma sœur cadette me prévient qu’elle va raccrocher. Et là, juste au moment de poser le combiné, se produit l’éclair, la seconde décisive qui introduit une brisure dans la dimension convenue et routinière du réel :
« - Bonne nuit Jo March ! », lance-t-elle rieuse.

Comment ne pas avoir pensé plus tôt à convier à mon symposium imaginaire ce petit brin de femme qui m’a en quelque sorte inoculé le virus de l’écriture et de la littérature ? Little Women est sans conteste le roman que j’ai relu le plus de fois au cours des dix dernières années (à égalité avec Le Petit Prince). Narrées par la plume attendrissante et drôle de l’américaine Louisa May Alcott, les aventures de la famille March possèdent cette brise d’insouciance et ces chuchotements qui se perpétuent en résonances discrètes et si singulièrement sincères. Je m’allonge avec toujours autant de délectation entre les lignes, près de la cheminée, pour observer Meg broder tandis que cette chipie de Amy se plaint de la malédiction qui la frappe : l’interdiction de bal. J’aime écouter la frêle Beth jouer du piano et je ris de voir apparaître dans l’encadrement de la porte la moue boudeuse de Jo qui vient de sacrifier sa belle chevelure. Tout me plaît chez Jo : son impétuosité, sa maladresse et sa féminité qui affleure malgré tout çà et là. Tout comme elle, je m’enfermais des heures adolescente dans le grenier pour rédiger l’œuvre qui allait faire pâlir des générations de critiques et ensorceler des cortèges de lecteurs. J’étais toutefois seule à jouer mes pièces car mes sœurs ne manifestaient guère d’appétence pour le théâtre. Quant à mon jeune voisin, il ne se prénommait pas Laurie et n’avait rien d’un charmant confident mais je lorgnais souvent en direction de sa fenêtre dans l’espoir d’y apercevoir l’ombre d’un gentleman. Lorsque tout devenait trop dur, trop triste, trop amer, je fermais les yeux, toquais à la porte des March et retrouvais aussitôt l’atmosphère de la maisonnée de Concord. La cuisine fleurait bon les mets de Hannah et Jo me faisait des clins d’œil complices pour m’inviter à embrasser un bonheur fragile qui, comme des gerbes de blé, se fane en nous serrant contre lui. Après de telles odyssées tissées de fils de prose, le temps ne glissait plus de la même façon dans les clepsydres humaines. C’est peut-être là que réside le bonheur d’une vie : dans cette goutte d’éphémère qui ne dure que le temps d’une lecture et qui disparaît comme la rosée du matin. Dans cette bulle de réconfort et d’évasion qui éclate souvent sous le poids de l’impossible, mais qui, lorsqu’elle s’évapore ou se désintègre, multiplie et disperse à travers le monde et à l’infini espoir, tendresse et amour. A chacune des étapes importantes de mon existence, Jo m’a aidée à me réveiller avec un cœur ailé au creux du ventre. Comme l’écrivait Pasternak, « Rares sont ceux parmi les adultes qui connaissent et sentent ce qui les bâtit, les ajuste et les assemble ». Je n’ai pas honte aujourd’hui de clamer haut et fort que Joséphine March a contribué à bâtir la femme que je suis devenue. Si nous ne voyons pas toujours la destination au bout de la route, il existe bel et bien un point de départ et quoi que nous fassions, nous revenons un jour à l’endroit où a commencé la route. Car cet endroit est imprégné de nos rêveries et de nos ambitions enfantines et de tous ces substrats immarcescibles qui migrent encore longtemps après nous. « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver », écrivait René Char. Je crois qu’il en est de même des héros de romans ; et ce n’est pas la petite fille blottie près de mon cœur qui fredonne en ce moment même la chanson de Bashung « Osez, osez Joséphine » qui vous dira le contraire."